« Notre première année de concubinage se déroule comme dans un songe. L’appartement est exigu mais bien situé. La ville paraît avoir été faite pour notre histoire. Les canaux apportent le souffle de la mer jusqu’à nos fenêtres. Le vent est vigoureux, vivifiant aussi. Il nous fait des rides dans le visage. On aime ça.

« Tout allait pour le mieux à Amsterdam jusqu’au moment où je me suis aperçu du contraire. À l’époque j’étais trop absorbé par le boulot pour m’intéresser à tes états d’âme. Je rentrais tard et je me couchais fatigué. Je m’endormais en quelques minutes. Cela peut te paraître bizarre aujourd’hui, mais cette vie me convenait.

« Tu tombais souvent malade. C’était un phénomène que j’attribuais à ta santé fragile. En vérité tu dépérissais. Tu n’esquissais pas la moindre ligne, tes toiles restaient vierges. Je retrouvais l’appartement dans le désordre, miroir de ton désœuvrement.

« Je n’avais pas mesuré la gravité de ta détresse. Je voulais t’aider. Par maladresse, je m’étais approprié ton spleen, du moins j’en réclamais une part. Je considérais que ton problème était aussi le mien. À plusieurs reprises je suggérais de briser la monotonie de notre quotidien. Il fallait sortir, voir du monde. Tu as accepté.

« Nous avons fui dans les bars, les boîtes de nuit, mille endroits où nous pensions échapper à l’univers oppressant et froid qui nous tenaillait, nous étouffait, cet univers qu’on appelait maison. Nos virées finissaient toujours de la même manière: nous rentrions ensemble mais soûls, abattus et à des années-lumière l’un de l’autre...

« Je t’ai trompée lors d’un voyage à Barcelone, en 1990. Tu te souviens de mon ami espagnol, celui que tu avais surnommé M. Gouvernement parce qu’il semblait connaître tout le monde? Soit. Il m’avait laissé les clés de son studio — m’expliquant qu’il vivait une histoire folle avec un mec, que je me débrouillerais très bien sans lui. Il avait raison: je n’avais besoin de personne.

« Avant mon départ pour Barcelone, tu m’avais confié une lettre. Tu avais dit: lis la dans le train, pour tuer le temps. Je n’en ai rien fait, car dans le train je ne l’avais pas sur moi et pensais l’avoir perdue. Je m’en voulais de cette négligence, mais Gaudi et ses visions m’aidèrent à oublier la confusion et les meurtrissures de notre relation. Amsterdam était loin. Je reprenais goût à la vie. Tu ne me manquais pas le moins du monde.