« Tu es mon bébé et tu es morte depuis peu. Tu ne t’en souviendras pas, c’est pourtant moi qui t’ai assassinée. Pendant le quart d’heure que tu m’as accordé, je te raconterai notre histoire. Tu ne croiras pas un traître mot provenant de ma bouche. Tu me prendras pour un fou, peut-être même que tu te réjouiras à l’idée d’avoir une anecdote de plus à raconter à ton entourage. Au bout d’un moment, tu ne feras même plus l’effort de m’écouter, tout occupée à échafauder ton potin. Tout cela n’a pas la moindre importance, car une milliseconde avant que le temps que tu m’as imparti ne s’épuise, quelque chose se produira dans ton esprit, quelque chose de si fort et si renversant que ta vie ne sera plus jamais comme avant. Tu comprendras mon histoire, que c’est aussi la tienne, et tu seras impatiente d’entendre la suite. Ton cœur raidi gonflera de chaleur, irradié d’amour, et à travers moi tu embrasseras l’humanité tout entière. Quand j’aurai fini de parler, une femme nouvelle et réconciliée aura pris possession de ton corps. Tu me seras reconnaissante, et moi de même — pour avoir si bien accueilli ma parole — et nous célébrerons enfin notre union renouvelée.

« Je commence notre histoire avec un mot que tu as écrit le premier mai de l’année 1990. Tu l’avais scotché à l’entrée pour t’assurer que je ne le manque pas en rentrant:

« J’ai terminé le chocolat. Ne m’en veux pas. J’en rapporterai. Promis juré.

Je t’aime, L. »

« Tu n’es pas tchèque. Tu es née à Marseille et tu as grandi à Bruxelles. Ton père n’était jamais à la maison; ta mère était continuellement déprimée. Je me suis souvent demandé quelle importance il fallait attribuer à cet élément biographique au regard de ton instabilité, ton sens de l’autodestruction, ces traits qui sont devenus ta marque, presque un style.

« Quoi qu’il en soit, en 1985 tu t’inscris à l’Académie des beaux-arts. Nous nous rencontrons un an plus tard, lors d’une fête organisée par des amis communs. Tout se passe très vite et nous voilà très amoureux. Après avoir décroché un contrat d’embauche avec Nightingale Inc., un holding siégeant à Amsterdam, je te propose de venir m’y rejoindre. Tu es quelque peu effarouchée, mais l’idée de vivre avec moi pour de bon t’enthousiasme. Tes dernières hésitations sont définitivement balayées quand je t’assure que tu n’auras à te soucier de rien, que tu pourras dessiner à longueur de journée. N’est-ce pas ce que tu voulais?