« De temps à autre, des filles étaient dépêchées à la clinique pour nous distraire. En décembre dernier, pour le Nouvel An, tu étais ici, seulement je ne savais pas que c’était toi. Après le dîner, nous avons pris place dans le salon. Vin et cocktails coulaient à flots, l’atmosphère se réchauffait.

« Je restais assis tranquillement, sirotant un schnaps et observant la scène. Tu étais installée dans le canapé d’en face. Tu flirtais avec le docteur. Soudain j’ai remarqué ton grain de beauté, là sur ta joue gauche. Il était camouflé par du maquillage, mais il a émergé petit à petit, parce que tu passais ta main sur la bouche quand tu buvais. L. avait un grain de beauté au même endroit. Je le fixais avec insistance.

« Au-dessus de vos têtes pendait un masque africain. Une sorte de trophée de guerre zoulou. Le masque représentait un visage inversé. Les joues étaient creuses, les orbites gonflées en boules et la bouche n’était qu’un trou béant. J’ai longuement regardé le masque, puis j’ai descendu mon regard sur toi et j’ai ressenti quelque chose qui ne s’exprime pas.

« Je suis monté dans ma chambre, vous laissant aux plaisirs de la chair, toi et tes collègues putes, le docteur et mes frères de deuil. Cette nuit-là je n’ai pas fermé l’œil. J’avais assisté à une révélation, mais je ne savais pas comment l’interpréter.

« Il m’a fallu un certain temps avant de venir au bout de l’affaire, mais j’ai immédiatement pu constater que l’espoir était revenu. Après toutes ces années, il faisait enfin bon vivre. Je rêvais de tes nombreux visages. Chaque nuit, une série interminable de portraits se fondaient les uns dans les autres. La séquence commençait invariablement avec tes traits que j’ai connus à Bruxelles, puis, graduellement, c’était ton nouveau visage qui apparaissait, celui que tu m’as montré à Haupthof, celui d’une pute, et l’image fermant la boucle, c’était le masque africain, ce visage renversé.

« Le terme final à mon illumination eut lieu pas plus tard qu’hier, dans la bibliothèque, au moment où je lisais les vers obscurs d’un dénommé L. Kolway: