Alors que la communauté juive en France et de par le monde observe avec anxiété la résurgence de vieux fantômes à travers des faits divers d’un nouveau genre, inédit (cf. Ilan Halimi), qu’elle peine à (s’)expliquer, et que la question de l’antisémitisme se pose à nouveau au grand jour, Danny Trom, politologue au CNRS, publie un livre qui se propose d’explorer le versant théorique du phénomène, tel qu’il se joue non pas dans la rue, mais dans les têtes pensantes qui produisent de la théorie.
Du propre aveu de l’auteur, « La promesse et l’obstacle » est le résultat d’une longue réflexion impulsée par la lecture des « Penchants criminels de l’Europe démocratique », ouvrage de Jean-Claude Milner qui fit grand bruit à sa parution. Rappelons les faits. Philosophe et linguiste, Jean-Claude Milner est une figure influente sur la scène française qui, depuis la marge, presque à lui tout seul, maintient vive la flamme de la théorie politique. En 2003, il publia aux éditions Verdier un livre composé de six chapitres et 74 (hypo)thèses, où il pose que, depuis les Lumières, l’élimination des juifs est au coeur du projet européen, condition nécessaire à son rêve d’« illimitation », terme milnérien qui décrit la transition du modèle politique classique (le logico-politique), où les exceptions se partagent un espace commun, à un modèle « moderne » où les exceptions sont réduites à néant au motif que cet espace commun est le « tout ».
Après que des solutions d’ordre juridique et politique – visant la disparition du juif par assimilation ou acculturation – échouent, une solution d’ordre technique s’impose, seule capable de remédier de manière définitive au problème de l’exception juive. Les Nazis l’inventent, c’est la chambre à gaz, le Zyklon B.
Selon ce raisonnement, Hitler a beau avoir perdu la guerre, sa victoire secrète est une Europe quasi judenrein, ouvrant la voie, dès le lendemain de l’armistice, à de nouvelles avancées du projet contemporain des Lumières, sur les ruines des camps de la mort précisément. Le nouvel axe franco-allemand dissimule le sens profond de sa réconciliation sous les dehors de la construction européenne, son union, tandis que le processus de l’« illimitation » poursuit son chemin vers ce lieu où l’ordre politique, social et technique ne peut ni ne veut rencontrer de limite.
Or, le Juif est la figure de la limite, il est le siège d’une « quadriplicité », terme qu’utilise Milner pour signifier les intangibles homme/femme/parents/enfant, garants de l’étude juive, d’une transmission à travers les générations. Cet état des choses fait de l’antijudaisme un trait consubstantiel à l’Europe. Si donc elle continue d’incarner une menace pour les Juifs, alors, écrit Jean-Claude Milner en conclusion, « le premier devoir des Juifs, ce n’est pas, comme l’imaginait Herzl, de délivrer l’Europe des Juifs. Le premier devoir des Juifs, c’est de se délivrer de l’Europe. Non pas en l’ignorant (cela, seuls les USA peuvent se le permettre), mais en la connaissant complètement, telle qu’elle a été – criminelle par commission – et telle qu’elle est devenue : criminelle par omission sans limites. »
Comme on peut l’imaginer, le livre suscita un débat houleux, opérant une ligne de fracture au sein de l’intelligentsia française. Certains acclamèrent le courage de l’auteur, d’autres le qualifièrent d’extrémiste, mais personne ne contesta la puissance de son écriture, ni qu’elle annonçât quelque chose de neuf. L’intuition mortifère de Jean-Claude Milner trouva une résonance particulière chez Danny Trom qui, conformément au conseil du linguiste, mit son bagage d’universitaire au profit d’une quête intellectuelle audacieuse.
Ce qui intéresse notre politologue, ce ne sont nullement les revendications ou les agissements de collectifs radicaux particuliers, mais bien la théorie politique et la critique sociale qui les alimentent, qui leur donnent un soubassement. Or, cette théorie et cette critique dépassent largement son milieu naturel et premier pour composer ou définir un espace plus vaste : une époque, un champ de culture ou de civilisation. Ce en quoi le livre est autrement ambitieux.
L’argumentation centrale repose sur une apparente incompatibilité entre la gauche radicale sociale et la gauche radicale politique, celle qui s’érige autour du sujet souffrant (la victime) avec celle qui cherche à constituer le sujet militant (l’acteur politique). Toutes deux en crise depuis que l’idée de révolution a disparu de leur horizon, elles relèvent aujourd’hui le défi d’un renouveau critique, mais butent dans leur effort sur le nom juif, sur l’obstacle de sa singularité. L’une, rivée à son entreprise de redéfinir la question sociale, est conduite à arbitrer plus que jamais l’économie des affects – qui souffre légitimement ? –, et ce faisant, s’embourbe dans des actualisations de la Shoah qui finissent par intervertir les rôles de la victime et du bourreau. L’autre, en revanche, dans son effort d’intensifier le politique, se crispe devant le legs d’Auschwitz, jugé inactuel, dont elle dénonce la « théologisation », accusée de justement dédramatiser le politique, affichant ainsi son antagonisme avec le particularisme juif.
Pour les besoins de sa démonstration, Trom nous livre une exemplaire discussion autour de la banalité du mal, avec une mise en lumière des interprétations opposées de Christopher Browning et de Daniel Goldhagen, en passant bien sûr par l’héritage arendtien, où l’auteur nous explique en quoi il est une source inépuisable pour la critique de gauche. À noter également les belles pages sur Genet, la logique victimaire et la politique du ressentiment, ou encore l’éclairage sur l’orientation hexagonale de la critique contemporaine par rapport à son pendant outre-Atlantique, à travers des penseurs tels que Giorgio Agamben, Alain Badiou ou Alain Brossat.
Aux antipodes de Jean-Claude Milner qui avance comme un funambule sans filet, se souciant peu d’étayer un récit réflexif épuré, Danny Trom progresse grâce à de brillantes analyses de texte, parsemées de remarques caustiques et mordantes, aboutissant avec cette formule élégante qui clôt l’ouvrage, et qui incidemment donne la clé de la lecture, à savoir un « contre-récit ironique » renouant avec la tradition des « disputatio » du Moyen Âge.
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Couverture de l'ouvrage