L.

«Tu parles français?

— Un peu.

— C'est combien?

— Cinquante balles pour baiser, trente pour une pipe.

— Et pour parler?»

Elle fait la grimace, manifestant son dégoût à l'idée de faire la conversation avec un client, mais elle entrebâille toutefois la porte retenue par une chaînette, et Greg Orlov peut dès lors mieux l'observer. Cheveux châtains, petit nez, grain de beauté sur la joue gauche. Aucun doute: c'est elle.

«Même prix.

— Même prix que quoi?

— Que pour baiser.»

C'est lui qui fait la grimace maintenant. Ça la fait sourire. C'est bon signe, signe qu'elle réagit, que ça peut marcher. Derrière les vitrines, les autres filles sont à moitié nues, mais pas elle, presque élégante dans un stretch au teint métallique qui scintille dans la nuit.

«Disons un quart d'heure.»

La pute ferme puis rouvre la porte dans le même mouvement, libérant la chaînette de son verrou. Elle fait suivre Greg Orlov dans un dédale de couloirs et d'escaliers qui exhalent une odeur de semence et de déodorant à deux sous.

Au quatrième étage, dans une chambre minuscule sans fenêtres — le lit occupe quasiment toute la surface — Orlov se débarrasse de sa veste, la dépose sur le lit, prend place côté porte — obligeant la femme à l'enjamber pour s'installer à l'autre extrémité. Celle-ci cale son dos dans l'encoignure et allume une cigarette.

«Tu t'appelles comment?, demande Orlov.

— Vera.

— Tu viens d'où, Vera?

— République tchèque.

— Aucune importance. Ça te dérange si j'éteins?»

Orlov appuie sur l'interrupteur. Vera marmonne quelque chose en tchèque tandis qu'Orlov ferme les yeux — il ferme les yeux mais il voit — il voit d'abord une lueur rouge valser dans la pénombre, des ombres disproportionnées projetées contre un mur, doubles grotesques de silhouettes humaines, puis il voit des ceintures se défaire, des fermetures Eclair glisser, des pantalons tomber à hauteur de genou — non seulement il les voit mais il peut aussi les entendre — il l'aurait juré: l'immeuble lui parle — il entend des verges s'ériger, des pénétrations muettes, des gémissements, il entend le froissement de billets de banque et le cliquetis de pièces de monnaie qu'on abandonne sur des soucoupes, puis plus rien... Le silence, exactement tel qu'Orlov l'invoquait. Il prie pour qu'il les enveloppe dans sa liturgie, pour qu'il ne les lâche plus, mais il sait que cela est illusoire. Alors il rouvre les yeux et dit:

«Tu es mon bébé et tu es morte depuis peu. Tu ne t'en souviendras pas, c'est pourtant moi qui t'ai assassinée. Pendant le quart d'heure que tu m'as accordé, je te raconterai notre histoire. Tu ne croiras pas un traître mot provenant de ma bouche. Tu me prendras pour un fou, peut-être même que tu te réjouiras à l'idée d'avoir une anecdote de plus à raconter à ton entourage. Au bout d'un moment, tu ne feras même plus l'effort de m'écouter, tout occupée à échafauder ton potin. Tout cela n'a pas la moindre importance, car une milliseconde avant que le temps que tu m'as imparti ne s'épuise, quelque chose se produira dans ton esprit, quelque chose de si fort et si renversant que ta vie ne sera plus jamais comme avant. Tu comprendras mon histoire, que c'est aussi la tienne, et tu seras impatiente d'entendre la suite. Ton cœur raidi gonflera de chaleur, irradié d'amour, et à travers moi tu embrasseras l'humanité tout entière. Quand j'aurai fini de parler, une femme nouvelle et réconciliée aura pris possession de ton corps. Tu me seras reconnaissante, et moi de même — pour avoir si bien accueilli ma parole — et nous célébrerons enfin notre union renouvelée.

«Je commence notre histoire avec un mot que tu as écrit le premier mai de l'année 1990. Tu l'avais scotché à l'entrée pour t'assurer que je ne le manque pas en rentrant:

«J'ai terminé le chocolat. Ne m'en veux pas. J'en rapporterai. Promis juré.

Je t'aime, L.»

«Tu n'es pas tchèque. Tu es née à Marseille et tu as grandi à Bruxelles. Ton père n'était jamais à la maison; ta mère était continuellement déprimée. Je me suis souvent demandé quelle importance il fallait attribuer à cet élément biographique au regard de ton instabilité, ton sens de l'autodestruction, ces traits qui sont devenus ta marque, presque un style.

«Quoi qu'il en soit, en 1985 tu t'inscris à l'Académie des beaux-arts. Nous nous rencontrons un an plus tard, lors d'une fête organisée par des amis communs. Tout se passe très vite et nous voilà très amoureux. Après avoir décroché un contrat d'embauche avec Nightingale Inc., un holding siégeant à Amsterdam, je te propose de venir m'y rejoindre. Tu es quelque peu effarouchée, mais l'idée de vivre avec moi pour de bon t'enthousiasme. Tes dernières hésitations sont définitivement balayées quand je t'assure que tu n'auras à te soucier de rien, que tu pourras dessiner à longueur de journée. N'est-ce pas ce que tu voulais?

«Notre première année de concubinage se déroule comme dans un songe. L'appartement est exigu mais bien situé. La ville paraît avoir été faite pour notre histoire. Les canaux apportent le souffle de la mer jusqu'à nos fenêtres. Le vent est vigoureux, vivifiant aussi. Il nous fait des rides dans le visage. On aime ça.

«Tout allait pour le mieux à Amsterdam jusqu'au moment où je me suis aperçu du contraire. À l'époque j'étais trop absorbé par le boulot pour m'intéresser à tes états d'âme. Je rentrais tard et je me couchais fatigué. Je m'endormais en quelques minutes. Cela peut te paraître bizarre aujourd'hui, mais cette vie me convenait.

«Tu tombais souvent malade. C'était un phénomène que j'attribuais à ta santé fragile. En vérité tu dépérissais. Tu n'esquissais pas la moindre ligne, tes toiles restaient vierges. Je retrouvais l'appartement dans le désordre, miroir de ton désœuvrement.

«Je n'avais pas mesuré la gravité de ta détresse. Je voulais t'aider. Par maladresse, je m'étais approprié ton spleen, du moins j'en réclamais une part. Je considérais que ton problème était aussi le mien. À plusieurs reprises je suggérais de briser la monotonie de notre quotidien. Il fallait sortir, voir du monde. Tu as accepté.

«Nous avons fui dans les bars, les boîtes de nuit, mille endroits où nous pensions échapper à l'univers oppressant et froid qui nous tenaillait, nous étouffait, cet univers qu'on appelait maison. Nos virées finissaient toujours de la même manière: nous rentrions ensemble mais soûls, abattus et à des années-lumière l'un de l'autre...

«Je t'ai trompée lors d'un voyage à Barcelone, en 1990. Tu te souviens de mon ami espagnol, celui que tu avais surnommé M. Gouvernement parce qu'il semblait connaître tout le monde? Soit. Il m'avait laissé les clés de son studio — m'expliquant qu'il vivait une histoire folle avec un mec, que je me débrouillerais très bien sans lui. Il avait raison: je n'avais besoin de personne.

«Avant mon départ pour Barcelone, tu m'avais confié une lettre. Tu avais dit: lis la dans le train, pour tuer le temps. Je n'en ai rien fait, car dans le train je ne l'avais pas sur moi et pensais l'avoir perdue. Je m'en voulais de cette négligence, mais Gaudi et ses visions m'aidèrent à oublier la confusion et les meurtrissures de notre relation. Amsterdam était loin. Je reprenais goût à la vie. Tu ne me manquais pas le moins du monde.

«Un soir, j'ai appelé une Anglaise que j'avais rencontrée sur le parvis de la Sagrada Família. Elle a accepté de me retrouver dans un bar. Elle avalait de la vodka comme si c'était de l'eau, disait qu'à ce prix-là s'en priver serait trop con. Moi je m'en tenais à la San Miguel, la bière locale, mais j'avais cessé de compter les verres. Plus tard, dans une boîte de nuit, on a dansé sur une musique infecte. Sans les pilules qu'elle avait pu avoir d'un copain du DJ, je n'aurais pas tenu cinq minutes.

«On voulait rentrer. Elle squattait chez des amis dans la banlieue de Barcelone, c'était loin et les transports ne reprenaient qu'une bonne heure plus tard. Je lui ai offert de venir au studio. Encore sous l'emprise de la gnôle et des pilules, on a discuté de conneries jusqu'au petit matin. Finalement on s'est écroulé de sommeil. Vers midi, j'ai senti son cul contre ma croupe et je crois bien que mon érection l'a réveillée tellement je bandais fort. Elle a branlé mon sexe avant de plonger dessus avec sa bouche. Sa chatte béait du mauvais côté, ma main se contorsionnait pour s'y glisser. Quand elle s'est enfilé ma bite j'ai cru exploser, mais j'ai su me retenir jusqu'à ce qu'elle se mette à rugir. On a remis ça plusieurs fois, baisant comme des forcenés jusqu'en fin d'après-midi.

«À mon retour, je ne sais pas pourquoi, je t'ai confessé mon aventure espagnole — dois-je dire anglaise? Tes mots à l'entrée se sont multipliés et leur contenu devenait de plus en plus alarmant:

«Je suis malade

Mon cœur me fait mal

Tu n'es jamais là quand j'ai besoin de toi

Tu te tues en moi, tu tues mon ami, ma famille

Tu étais ma maison

Je suis désormais sans abri

mon complice: un rat

tu fous tout en l'air, j'ai mal

L.»

«Autre exemple:

«Où sont les pilules pour effacer la mémoire?

L.»

«Ton état de santé empirait. Tu refusais de te nourrir. Ta famille a opté pour le rapatriement. Ils t'ont placée dans une clinique privée. Selon eux, j'étais la cause de tous les maux. Il m'était défendu de venir en visite. Après avoir repris des forces, tu es sortie en convalescence. Tu vivais dans un appartement qui appartenait à ton père, à St-Gilles. Je venais régulièrement te voir à l'insu de tes parents, jusqu'au soir du 27 janvier 1991, date fatidique à laquelle j'ai mis fin à tes souffrances.

«Pardon? Non, je n'ai pas fini. Je sais que le quart d'heure est terminé. Ouais, et quoi? Du fric? Ça va, mais ne m'interromps plus. Tu compromets notre mission, tu comprends? Bien, maintenant si tu veux bien laisse-moi continuer.»

«Après t'avoir tuée, je savais que je n'irai pas me rendre à la police. Je n'ai jamais cru en la justice des hommes. Forcer le coffre de l'appartement n'était pas difficile: le code était composé des mêmes chiffres que la date de ton anniversaire. Une fois ouvert, le vider était chose encore plus facile. J'avais maintenant une somme considérable dans les mains. J'aurais pu prendre le large vers des pays exotiques, mais l'idée d'un exil forcé me répugnait. Je suis resté terré dans l'appartement pendant quarante-huit heures. De jour j'évitais les fenêtres, de nuit je dormais près de ton cadavre, réfléchissant à une solution. Le frigo était fourni, mais ta mère commençait à te chercher, laissant des messages alarmés sur le répondeur. Le temps pressait — même le lait avait tourné. Finalement j'ai appelé M. Gouvernement. Il m'a dit qu'il connaissait quelqu'un susceptible de m'aider. Il m'a refilé un numéro de téléphone en Allemagne. J'ai appelé le type qui a dit s'appeler M. Recker. On s'est mis d'accord pour se retrouver à Francfort.

«Il faisait froid à l'aéroport. Sur un escalator interminable je laissais des voyageurs pressés me dépasser. J'observais la jungle d'aéroplanes, des carcasses de cargos qui me faisaient penser à un cimetière d'éléphants. J'ai pris un taxi jusqu'à l'hôtel que M. Recker m'avait indiqué au téléphone. Une chambre y était réservée à mon nom.

«J'ai pris une douche dans la salle de bains spacieuse; les serviettes étaient pliées de manière à mettre en évidence le logo de l'hôtel; une odeur de déodorant désinfectant, pas très différente de celle que je respire en ce moment dans ta chambre de pute. Un panier de chocolats reposait sur la table de chevet, j'y ai trouvé un mot de bienvenue, rédigé en anglais, signé Recker.

«Je me suis allongé sur le double lit et me suis endormi quasi instantanément. Vers dix-neuf heures, je me suis réveillé la tête lourde et cotonneuse. Je n'avais rien avalé de la journée. Dans la salle à manger de l'hôtel, les tables étaient couvertes mais peu de gens dînaient. Après m'être rempli l'estomac, j'ai scruté à nouveau la salle: un homme seul et, un peu plus loin, un couple. J'ai observé le type, puis le couple, puis à nouveau le type. Ça pouvait être l'un ou l'autre. J'ai attendu un signe.

«Le type qui dînait seul — c'était un quinquagénaire énergique trahissant un goût vestimentaire que je qualifierais d'allemand — a fait tomber sa serviette. Il ne l'a pas ramassé, comme convenu.

"M. Recker?"

«Il a approuvé d'un geste rapide, puis a tendu la main. Je lui ai remis une enveloppe qu'il a ouverte sur le champ, en a vérifié le contenu, puis l'a rangée dans la poche de son veston bleu marine. Je venais de lui confier les clés de ton appartement et la moitié de l'argent que j'avais ramassé dans le coffre. Il avait l'air satisfait, puis a fait signe de le suivre.

«Je me savais largué et je n'aimais pas ça. Il marchait rapidement: j'étais à sa merci. Au bout d'un quart d'heure de marche, nous sommes arrivés dans une zone résidentielle. M. Recker a traversé un atelier qui débouchait sur une cour, laquelle donnait sur une arrière-cour. Il a frappé deux fois à la porte. Une femme est venue ouvrir.

Au rez-de-chaussée, dans une antichambre, une bouteille de schnaps et deux verres nous attendaient sur une petite table ronde en chêne.

"Bien, a-t-il dit, quand cela s'est-il passé?

— Lundi dernier.

— Où est le cadavre?

— Dans son appartement.

— Où exactement?

— Dans la baignoire."

«Il a soupiré en signe de désapprobation.

"Je suis désolé. Je ne savais pas que cela n'était pas bien.

— C'est sans gravité. À partir de maintenant, laissez-moi prendre les choses en main. Mme Recker se chargera de vous pendant ce temps. Et ne vous en faites pas pour l'hôtel: c'est réglé."

«Il s'est levé et m'a laissé seul dans la pièce, les nerfs à cran, jusqu'à ce que son épouse vienne me chercher.

"Je ne saurai comment vous remercier, vous et votre mari."

«Je m'adressais à une dame dans la quarantaine, traits harmonieux, des cheveux lisses qu'elle portait en chignon.

"Oh! Ne vous en faites pas pour ça. Nous faisons notre boulot."

«Je ne trouvais rien à dire, alors elle a dit:

"Rien ne vous oblige à faire la conversation. Je comprends très bien si vous ne voulez pas parler.

— Merci."

«Je n'étais effectivement pas d'humeur. Mais quelque chose me triturait l'esprit:

" Est-ce que M. Recker est déjà parti à Bruxelles?

— Oui. Il sera de retour demain matin.

— Et si la police le devance?

— Qu'est-ce que ça change? Vous êtes sauf, libre et à l'abri. Que demander de plus? Vous devriez aller dormir maintenant, il est tard. Demain est une longue journée. Le Dr Kustel vous recevra à dix heures.

— Dr Kustel?

— Oui, le médecin responsable des évaluations médicales. Le protocole exige que vous passiez quelques examens. Rien de très incommodant, ne vous inquiétez pas. C'est juste que nous tenons à garder un certain standing à Haupthof.

— Haupthof? Je ne vous suis pas très bien.

— Haupthof est le nom de la propriété que je gère avec mon mari. Votre ultime demeure, à condition que vous passiez les tests, c'est entendu. Ici ce n'est qu'un arrangement provisoire, mais vous verrez, Haupthof est un lieu magnifique, vous y serez très bien."

«L'arrangement provisoire était une maison de maître, trois étages parquetés à haut plafond, une odeur d'encaustique — jamais je n'avais vu autant de boiseries réunies. Une odeur de bois et de térébenthine envahissait également ma chambre.

«Avant d'aller dormir, j'ai ouvert la fenêtre pour aérer. Dehors, la rue était silencieuse. Des voitures en stationnement et des maisonnées en béton, sans vie. Rien qui aurait pu m'aider à combler le vide que je ressentais. Je n'avais jamais vu cette rue, pourtant j'avais l'impression de l'avoir vue des millions de fois, comme si j'y avais grandi.

«J'avais presque oublié la raison de ma présence là-bas. Ta mort remontait seulement à trois jours, mais ma perception du temps se déglinguait. Déjà ton portrait subissait des altérations. Une image me revenait, celle d'une langue: bleue, pendante, gonflée. Cette image ne m'appartenait pas, j'en étais sûr — elle ne pouvait pas m'appartenir — une image orpheline et intruse. Son histoire n'avait pas de nom. Elle s'était échappée d'une mémoire contrefaite et s'était glissée dans ma tête pour semer la panique. Mais je ne lui cédais pas.

«J'ai entendu un craquement provenant du plafond. Mme Recker. Je pouvais monter à l'étage et la tuer. Je pouvais la violer, la dépecer, la manger. Sans une hésitation, M. Recker avait laissé sa femme avec un étranger qui avait tué la sienne. Cela n'avait rien à voir avec la confiance ou la bonne volonté. Les Recker me traitaient comme un patient, un réfugié, une personne avec des problèmes qui méritait la miséricorde, pourvu que ce dernier ait de quoi la monnayer.

«Assassiner Mme Recker était une idée stupide qui ne prouverait rien sinon leur méprise. Mais ils ne se trompaient pas. Les Recker savaient quel genre de type j'étais. J'étais condamné à accepter leur offre, quelle qu'elle soit, et ça aussi ils le savaient.

«Ce soir-là, en me déshabillant, une enveloppe était tombée de mon pantalon. C'était ta lettre d'avant Barcelone, un message de l'au-delà.»

Mon Amour,

Trop de pensées s'évanouissent dans la vie de tous les jours. Il me faut partir à la chasse aux pensées — comme on part à la chasse aux papillons — attraper quelques-uns de ces éphémères avant qu'il ne soit trop tard, les figer avec de l'encre.

Avec toi, je suis constamment distraite par des banalités. Quand je me retrouve seule, je me sens terriblement coupable. L'essentiel est comme un serpent: lorsqu'on croit l'avoir dans les mains, on s'aperçoit qu'il ne s'agit que de la mue: une substance morte. Et puis l'essentiel est à nouveau là, sans qu'on l'ait demandé, quand on rêvasse dans un bus, ou qu'on attend quelqu'un dans un café...

Avec toi, je tends à oublier la signification des mots. Trop occupée à écouter, à représenter, à traduire ton langage dans le mien. Dans ces moments, mon esprit est encombré de souvenirs, de visions, de fragments de rêves de la veille, de choses à faire... Ce sont les ennemis de l'essentiel. Et pourtant quel poids ont-ils face à lui?

L'homme désire la femme entre ses jambes. Je ne suis pas naïve au point de l'ignorer. Cette quête est ce qui nous maintient en vie. Un homme seul n'est rien, il ne vaut guère plus qu'une étoile qui s'abstiendrait de réfléchir la lumière.

Je suis une louve, et je rôde à tes côtés dans la prairie. Mais je cherche en vain la meute à laquelle il serait bon d'appartenir.

Avant de t'avoir rencontré, je me sentais inutile, superflue. La plupart du temps j'étais d'humeur sombre. À l'âge de dix-neuf ans j'ai fait une bêtise. J'ai grimpé sur le toit d'un immeuble que ma famille possédait à Bruxelles. Durant deux heures, je suis restée assise sur le bord, cherchant à rassembler le courage pour me propulser dans le vide. Mais un locataire de l'immeuble d'en face m'avait vue et a appelé les sapeurs-pompiers.

Mes parents ont dû payer la note de frais de l'intervention. Vois-tu pourquoi, aujourd'hui, ils sont si protecteurs?

C'est difficile ici. Tout est tellement nouveau. J'ai perdu toutes mes références. Amsterdam me paraît parfois être un gigantesque hôpital dans lequel on ne serait jamais sûr si l'on a à faire avec le personnel soignant ou les patients.

Bientôt tu pars pour deux semaines de vacances. Je ne comprends pas pourquoi tu refuses de m'emmener, mais je respecte ta décision. Je sais déjà que pendant ton absence, dans la rue, je sonderai les visages des passants pour invoquer ton image.

Aujourd'hui c'est l'été. Rien de plus facile que de se lever au petit matin. Le soleil brille, le corps est tonique. Cigarette et café nous stimulent durant la journée, vin et musique durant la nuit. Mais je redoute l'hiver — ces longues et sombres journées. Comment le chauffage central nous suffirait alors?

L.

«Le lendemain matin, j'ai pris le petit-déjeuner dans la cuisine. Mme Recker m'y a présenté un contrat qu'elle m'a demandé de lire et de signer. Mais pas tout de suite, car elle m'a enjoint de la suivre pour la visite du docteur.

"Ne soyez pas nerveux", m'a-t-elle dit avant de me faire entrer dans la pièce. En vingt-cinq ans de métier, seulement deux candidats ont échoué aux examens. Et je n'ai pas eu besoin de l'avis d'un spécialiste pour m'apercevoir qu'ils étaient dérangés de l'esprit. Quant à vous, je sens que vous êtes quelqu'un de bien. Je suis sûre que tout se passera pour le mieux.

«Installé derrière une table de bureau, un homme dans la cinquantaine. Il était grand, barbu, et portait des lunettes.

"Prenez place."

«Sa voix ne collait pas avec son apparence, trop haut perchée pour son gabarit. Il m'a interrogé à ton sujet, il voulait savoir ce que je t'avais fait. Je lui répondais calmement, je disais la vérité. Après lui avoir exposé les faits, il s'est enquis de mes motivations. Le pourquoi était beaucoup plus difficile à expliquer. Il n'y avait pas de vérité singulière, que de multiples, et chacune défiait les autres. Je lui ai simplement dit que je ne savais pas pourquoi j'ai fait ce que j'ai fait. Qu'il était trop tôt pour se former une opinion là-dessus.

«Le docteur m'a ensuite interrogé sur mon état de santé, il voulait savoir si je prenais des médicaments. J'ai dit non, rien de tout cela. Au bout d'un certain temps, il s'est déclaré satisfait.

"En ce qui me concerne, vous êtes apte pour la mise en résidence. Je suis sûr que vous vous y plairez. De quoi vous plaindriez-vous? Vous avez eu la chance d'échapper au pénitencier, ce qui ne veut pas dire que vous échapperez aux conséquences morales de votre acte. L'impact du forfait que vous avez commis est dévastateur sur le plan de la psyché. Je vous laisse le loisir de méditer cela. À bientôt."

«M. Recker m'attendait dans le couloir. Il m'a assuré que tout s'était bien déroulé à Bruxelles.

"Avez-vous étudié le contrat?, m'a-t-il demandé.

— Il me paraît honnête."

Je n'y avais pas jeté le moindre coup d'œil.

"Dans ce cas, je crois que tout est réglé."

«Une heure plus tard, j'étais assis sur la banquette arrière d'une Mercedes bleu métallisé, en route pour l'ultime destination. Nous avons emprunté l'A4 direction Bad Hersfeld, puis Eisenach. Ni lui ni le docteur n'ont échangé un mot durant le trajet. Quant à moi j'observais la campagne allemande à travers la vitre. À un moment j'ai voulu demander à M. Recker si lui aussi pouvait voir le paysage nous leurrer. Nous pensions le traverser, en réalité c'était lui qui tournoyait, nous encerclant avec la placidité du vautour. Mais M. Recker semblait concentré sur sa conduite, et j'ai gardé le silence.

«Nous sommes sortis de l'autoroute à Herleshausen, avons roulé à travers Wildeck-Obersuhl et avons pénétré une forêt. Nous étions sur la route depuis une heure et demie, puis M. Recker s'est engagé dans une propriété privée. Le signe à l'entrée disait:

«Haupthof — Privat Klinik»

«Willkommen»

«Un château dix-huitième a émergé dans toute sa splendeur équivoque. Dr Kustel m'a fait visiter un jardin anglais où les floralies étaient comme au garde-à-vous, tellement leur arrangement était sévère. Le docteur m'a raconté que la propriété avait autrefois servi d'hôtel particulier. Lorsque M. Recker en a hérité, il a découvert que l'entreprise était au bord de la faillite. Recker avait tenté de rentabiliser l'endroit par sa mise en location. Des studios de cinéma l'ont utilisé comme décor, des industriels y ont tenu des fêtes privées. La propriété demeurait déficitaire.

«Depuis la conversion en clinique spécialisée, les affaires n'avaient jamais été meilleures. C'est ce que m'a affirmé en tout cas le docteur, désignant la façade sud avec ses dorures en toc qui évoquaient des scènes bibliques.

«J'ai été introduit auprès de mes pairs dans un salon spacieux couvert de lambris d'ébène. Un lampadaire en cristal pendait bas du plafond. Douze hommes étaient assis sur quatre canapés, arrangés en paires opposées. Un à un, ils sont venus me serrer la main. Ce fut mon premier jour à Haupthof, il y en eut de nombreux autres.

«Quoi? Quinze minutes? Je pensais que nous avions un accord: tu ne devais pas interrompre. Sois silencieuse. Silenzio! Comment dit-on en tchèque? C'est pourtant pas compliqué: écouter, c'est tout ce que je te demande... On approche de la fin de notre histoire. Encore un petit effort. Laisse-moi te raconter comment et pourquoi je suis venu te trouver ici, à Francfort, dans ce misérable bordel.»

«Haupthof, donc, se résume à trois années de réclusion volontaire dans une prison dorée. La vie y était formidablement routinière. Je dormais, mangeais, déféquais. Les journées ensoleillées étaient rares. Je restais la plupart du temps à l'intérieur, lisant les poètes dans la bibliothèque. Au fur et à mesure que le temps passait, ma mémoire se désagrégeait. J'étais comme une pièce de plomberie qui fuyait de partout. Je t'avais presque oubliée. Tout ce dont je me souvenais c'était une collision au loin dans mon passé, un choc qui s'était figé comme dans un nœud dense et serré.

«Dr Kustel nous voyait séparément durant des prétendues sessions de thérapie. Au cours de la première d'entre elles, il me donna le ton général:

"Tous nos patients ont commis le même crime. C'est pourquoi ils sont parfaitement à même de vous aider à franchir les obstacles les plus évidents. Voyez-vous, nombre d'hommes tuent leurs femmes, mais seuls les sots s'en remettent à la justice pour décider de leur sort; seuls les lâches délèguent la tâche de punir à d'autres qu'eux-mêmes; seuls les faibles ont recours au tribunal pour objectiver leur faute, au verdict pour établir la gravité de cette dernière, aux barreaux enfin pour se convaincre de leur inéluctable damnation.

"Pitoyables assassins!

"Ici nous ne croyons pas aveuglément en la société, pas plus qu'en sa justice. À Haupthof, nous ne souscrivons à aucune idéologie. Vous êtes en compagnie de douze individus qui n'ont que faire de consensus. Douze hommes qui ne partagent rien si ce n'est la particularité biographique d'avoir tué un proche et... je l'admets, d'avoir assez de ressources pour autofinancer une retraite anticipée.

"Vous êtes désormais un lépreux, un circonscrit, un paria. Voyez-vous, les femmes sont notre avoir le plus précieux. Depuis l'aube de la civilisation, les femmes sont échangées selon des règles peu variables afin de préserver la continuité de notre existence. Toutes les civilisations sont basées sur la circulation des femmes. Elles sont le cadeau suprême. Vérifiez auprès de n'importe quel père. Il se trouve que vous en avez tué une. La société ne vous le pardonnera jamais.

"Bien que vous soyez un assassin, vous faites tache parmi vos semblables. Victime de désillusions, vous êtes avant tout un naufragé de l'amour. Vous n'aurez pas l'amnistie, mais vous aurez le droit de vivre. Je considère qu'il est de mon devoir de permettre à des gens de votre sorte de bénéficier d'un traitement quelque peu personnalisé. M. Recker et sa femme sont du même avis. Nous prenons des risques à ces fins, sachez-le. Sachez aussi apprécier.

"Votre tâche est lourde: spéculer sur les motivations de votre geste, inventer une punition, trouver une voie de rédemption. Un conseil: partagez votre expérience avec les autres, apprenez de la leur. Vous gagnerez ainsi de précieux soutiens.

"Nous organisons des ateliers. Vous trouverez le programme des activités sur le panneau à l'entrée. Il est mis à jour toutes les semaines. Quant à moi, je suis à votre disposition. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n'hésitez pas à venir me trouver."

«Je ne suis pas allé aux ateliers, pas plus que je ne suis allé voir le docteur. J'avais fait ma propre réflexion: il n'y avait rien à dire. Le soutien moral de mes pairs? D'aucune utilité. Je m'estimais assez indulgent comme ça. Je t'avais aimée pour toutes les mauvaises raisons. Je ne voulais pas te trahir indéfiniment.

«Il y avait du vrai dans ce qu'avait dit le Dr Kustel. Je me trouvais en compagnie de douze fantômes aux histoires fort semblables. Chacun affrontait son passé meurtrier à sa manière. Mais, contrairement à ce qu'avait affirmé le docteur, je ne leur trouvais aucun courage, aucune détermination rédemptrice. Bien sûr, tout comme moi ils s'étaient soustraits à l'autorité, mais seulement afin de s'assurer un semblant de dignité. Nous étions des lâches, voilà la vérité. Des champions de martingales amoureuses, des as de l'amour avarié, celui qui bascule dans la haine et le meurtre. Comment aucun d'entre nous aurait-il pu être d'un quelconque secours?

«Nous pensions nous sentir coupables, mais en réalité nous étions déprimés. Nous nous saluions poliment lorsque nous nous croisions dans les couloirs; nous partagions les repas dans la salle à manger ovale; nous célébrions des anniversaires morbides.

«Nous étions des adorateurs de clichés jaunis. Douze portraits de femmes assassinées en bonne règle, érigés en autant d'icônes. Leurs traits dégageaient plus de caractère et de vitalité que leurs maris n'en seraient jamais capables. À travers les poses de ces femmes, on pouvait lire la fragilité, la tendresse, quelque chose qui criait «je veux vivre». Mais les hommes, hystériques, n'avaient de cesse de pleurnicher sur ces choses qu'ils avaient faites, ces choses qui avaient abouti à l'irréversible.

«Je m'y attendais: les histoires me sont venues, l'une après l'autre. Au début je souhaitais qu'elles soient similaires à la nôtre, ou du moins qu'elles évoquent le même air. En réalité elles m'ont ébranlé. Douze plans d'action dégueulasses menant à la même boucherie.

«Certains avaient achevé leur femme en un souffle, d'autres les avaient cuisinées à la casserole pendant des heures, parfois même des jours. Certains avaient utilisé l'arme automatique, d'autres l'arme blanche. Tel avait copulé avec le corps refroidi, tel l'avait découpé en morceaux pour le dissoudre dans l'acide.

«Haupthof était pour l'éternité. Personne ne savait si le deuil perpétuel était la croix ou l'onction. Tous exorcisaient leur passé avec obsession, je dirais même avec fétichisme. Certaines chambres étaient encombrées d'effets personnels ayant appartenu à la défunte, d'autres, comme la mienne, vides de tout trophée mais hantées par des visions tordues et spectrales.

«Nous avions mis à sac des continents magiques, puis nous avions contemplé le butin, comme hébétés. Nous tentions de percer le mystère émanant des objets pillés, physiques ou imaginaires, mais en guise de seul retour nous obtenions l'écho de leur mutisme... Pathétique, mais nous n'avions qu'eux: des artefacts. Quelquefois, j'avais une prémonition: un jour il me sera offert de poursuivre leurs promesses, révéler leurs prophéties enfouies. Mais entre-temps je dépérissais comme les autres dans un ancien décor de cinéma.

«De temps à autre, des filles étaient dépêchées à la clinique pour nous distraire. En décembre dernier, pour le Nouvel An, tu étais ici, seulement je ne savais pas que c'était toi. Après le dîner, nous avons pris place dans le salon. Vin et cocktails coulaient à flots, l'atmosphère se réchauffait.

«Je restais assis tranquillement, sirotant un schnaps et observant la scène. Tu étais installée dans le canapé d'en face. Tu flirtais avec le docteur. Soudain j'ai remarqué ton grain de beauté, là sur ta joue gauche. Il était camouflé par du maquillage, mais il a émergé petit à petit, parce que tu passais ta main sur la bouche quand tu buvais. L. avait un grain de beauté au même endroit. Je le fixais avec insistance.

«Au-dessus de vos têtes pendait un masque africain. Une sorte de trophée de guerre zoulou. Le masque représentait un visage inversé. Les joues étaient creuses, les orbites gonflées en boules et la bouche n'était qu'un trou béant. J'ai longuement regardé le masque, puis j'ai descendu mon regard sur toi et j'ai ressenti quelque chose qui ne s'exprime pas.

«Je suis monté dans ma chambre, vous laissant aux plaisirs de la chair, toi et tes collègues putes, le docteur et mes frères de deuil. Cette nuit-là je n'ai pas fermé l'œil. J'avais assisté à une révélation, mais je ne savais pas comment l'interpréter.

«Il m'a fallu un certain temps avant de venir au bout de l'affaire, mais j'ai immédiatement pu constater que l'espoir était revenu. Après toutes ces années, il faisait enfin bon vivre. Je rêvais de tes nombreux visages. Chaque nuit, une série interminable de portraits se fondaient les uns dans les autres. La séquence commençait invariablement avec tes traits que j'ai connus à Bruxelles, puis, graduellement, c'était ton nouveau visage qui apparaissait, celui que tu m'as montré à Haupthof, celui d'une pute, et l'image fermant la boucle, c'était le masque africain, ce visage renversé.

«Le terme final à mon illumination eut lieu pas plus tard qu'hier, dans la bibliothèque, au moment où je lisais les vers obscurs d'un dénommé L. Kolway:

Et ton visage éternel

prisonnier

dans une empreinte oubliée

«J'ai filé en douce et fait du stop jusqu'à Francfort. Je t'ai cherchée dans le quartier chaud et me voici. Avec une proposition. Je voudrais que tu changes de masque une dernière fois. Inverse-le. Ton maquillage de tapineuse est une mascarade, aussi creuse que le masque africain sur le mur du salon à Haupthof. Les masques ne sont pas des représentations, mais des travestissements. Tu es une travestie professionnelle, n'est-ce pas? Le grain de beauté que tu avais dissimulé a émergé en dépit de ta volonté. Peut-être que tu ne t'es aperçue de rien, peut-être que tu t'en fous, mais cela aussi est un signe.

«Depuis cette nuit de décembre, tu habites mes rêves. J'ai besoin de toi. Il me reste de l'argent. Nous pourrions commencer quelque chose, toi et moi. Tu m'as fait entrer dans cette chambre avec une stratégie de pute, mais tu pourrais la quitter sans la moindre corruption, dans un état d'esprit neuf et innocenté. Tu serais ma muse, et moi la tienne. Qu'en dis-tu?»

Vera le regarde longuement, sans un mot. Orlov perçoit une moiteur envahir ses yeux. Des larmes! Elle subit le coup de l'émotion! Il la prend par la main et l'emmène dehors où les premières lueurs de l'aube commencent à poindre. Deux gaillards sont postés sur le trottoir à l'entrée de l'immeuble. Vera s'adresse à eux en tchèque. Raconte-t-elle le travestissement? sa joie? la perspective d'une nouvelle vie?

Orlov est projeté à terre. Des coups se mettent à pleuvoir — dans ses côtes, ses jambes, son dos. Les brutes frappent à n'en plus finir et Vera se joint à eux. Elle enfonce l'aiguille de son talon de chaussure dans le visage, dans un œil... Orlov perd conscience. Très loin il y a le bruit d'un moteur, la sensation d'une chute sur du dur et puis plus rien.

L'homme reprend connaissance sur une autoroute. Son œil gauche refuse de s'ouvrir. Il reconnaît la bretelle de l'A4 et s'efforce de marcher droit sur la bande de sécurité, direction Eisenach.

Les voitures vrombissent et disparaissent dans la brume du matin. Il les observe de son œil valide. Une drôle de vision: avec chaque voiture qui passe, la sensation d'une collision imminente avec le trafic en sens inverse. À l'intérieur de sa douleur, il y a comme la préparation d'un cri. Orlov accélère le pas, pourchassant la brume, les voitures, les télescopages en série... son futur, là, à l'horizon, un masque creux, un œil en trop.

 

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