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Zarathoustra, ce juif!

Leibel Weisfish, artisan de phylactères, habitant de Mea She'arim, ex-porte-parole de Neturei Karta, ex-réfugié politique en Jordanie, père d'un tristement illustre voyou, est aussi un homme de soixante et onze ans pour qui Nietzsche, depuis déjà cinquante ans, sert d'ultime modèle spirituel.

Leibel Weisfish se dit fou. «Mais», précise-t-il, «Nietzsche l'était aussi, ce qui n'empêche pas que 16 travaux sur sa pensée ont vu cette année le jour à Oxford». Fou? Sûrement pas. Individualiste? Provocateur? Anti-conformiste? Leibel Weisfish est sans doute un des plus singuliers personnages de Jerusalem. De toute manière, il ne s'inquiète pas trop de son image publique et il achève toute controverse possible à son sujet en affirmant que «Nietzsche est une lecture idéale et essentielle pour triompher des conventions et des préjugés sociaux».

Avec Amram Blau et Aharon Kazenelbogen, Leibel Weisfish est le troisième fondateur de «Netourei Karta», mouvement ultra-orthodoxe et anti-sioniste issu du hassidisme Hongrois. Dans la presse, on le surnommait souvent le «ministre des affaires étrangères». En fait, il était en charge des relations publiques de l'organisation, poste qu'il remplissait grâce aux nombreuses relations qu'il entretenait avec les figures politiques, académiques et même bohémiennes aux antipodes de l'horizon culturel Israélienne.

Sur lui-même et sur ses cousins — Haïm Hanegbi, ex-membre de Matzpen (groupuscule d'extrême gauche), aujourd'hui secrétaire parlementaire de la liste progressiste pour la paix, et Nahum Sarig, militaire et activiste dans le parti travailliste — il dit: «nous formons trois nœuds dans l'articulation idéologique du pays».

En août 1950, tandis que la frontière scindait la ville de Jerusalem en deux parties bien distinctes, Leibel franchit la borne Jordanienne à Beit Zafafa (à l'époque, il était aisé de traverser la frontière). En Jordanie, il rencontre le ministre des affaires étrangères, Abdul Adi, lui demande l'asile politique et lui propose d'appuyer son mouvement dans la réalisation de son objectif: lutter contre le sionisme. «En ce temps, nous (netourei karta) étions désespérés. Tout comme les Arabes. Les sionistes étaient maîtres à bord, et je voulais leur prouver qu'on ne peut saisir Dieu au collet, ni moi d'ailleurs.»

Weisfish reste sept mois en Jordanie. Malgré la prison, il y est apparemment bien accueilli. Il passe à la radio dans des émissions de propagande anti-sioniste, il proclame en soliste l'institution d'un gouvernement d'exil, mais il finit par lasser les Jordaniens, conscients du fait que l'écho de leur prise est finalement minime. Que faire de ce drôle d'énergumène? Le renvoyer chez lui, bien sûr!

À son retour, il est inculpé par les autorités juridiques de s'être lié avec l'ennemi et d'avoir illégalement quitté le pays. Il est mis en arrêt pendant quatre mois, après quoi il sera libéré sans autre verdict.

Mais l'odyssée du Don Quichotte version hassidique n'est pas encore terminée: Weisfish quitte le pays à nouveau pour affronter d autres moulins à vent. Cette fois, il se rend aux Etats Unis d'où il perpétue la lutte contre le sionisme, cette «anti-thèse du judaïsme». Durant les deux années suivantes, il fréquentera des leaders arabes aux Nations Unies, à New York, tels que le Dr. Fadel Jamali et Ahmed Shukri. Il sera aussi, officieusement, le conseiller en affaires juives pour la délégation Irakienne.

De retour à Mea She'arim, il ne militera plus, sinon pour répandre la parole de Nietzsche parmi les nations. En Israël, personne ne lui fait grief de ses positions politiques. La preuve? Menahem Begin assiste en personne au mariage de la fille Weisfish. Ce serait plutôt sa vénération pour Nietzsche qui lui cause des ennuis. L'atelier de l'hérétique est incendié. Des libelles interdisant l'achat des phylactères de sa production sont placardés dans les ruelles de Mea She'arim. Il abandonne l'idée d'accrocher une enseigne à son atelier — indiquant sa «Yeshiva au nom du Saint Nietzsche» — provocation qui aurait défrisé les papillotes de plus d'un.

«Nietzsche est une réelle énigme. Comment ce philosophe, après avoir étudié toutes les religions, toutes les civilisations et toutes les idéologies occidentales, comment donc ce penseur radical, rigoureux et indépendant en est-il arrivé à rejeter tous les -ismes, hormis le judaïsme? Dans «Le Crépuscule des idoles», page 379, il écrit «sans les juifs, point d'éternité». Il s'oppose à l'antisémitisme de Wagner et de sa sœur jusqu'à s'en détacher définitivement. Je me pose donc cette question: de quelle façon Nietzsche en est-il arrivé à avoir plus d'estime pour les juifs que ceux-là en avaient vis-à-vis d'eux-mêmes?»

Weisfish entreprend la fondation du cercle Nietzsche à Jerusalem. Il parvient à rassembler des personnalités aussi divergentes qu'Henri Atlan, biophysicien, Haïm Cohen, ex-magistrat de la cour suprême, Ya'akov Golomb, docteur en philosophie à l'université de Jerusalem, et le professeur et traducteur Israël Eldad. Au Hebrew Union College, ils se réunissent pendant quelque temps où ils analysent le «mystère Nietzsche».

Depuis la dissociation du cercle d'études, c'est dans son atelier indigent, mal chauffé, «datant de la période ottomane», que Weisfish «s'immerge dans la profondeur abyssale de la pensée Nietzschéenne», entouré d'outils et de phylactères, inspiré de l'œuvre intégrale de Nietzsche et de ses exégètes autant que des principaux ouvrages de la mystique juive, reposant à proximité sur des rayons de fortune.

Même si son côté drôle d'oiseau l'emporte souvent sur le sérieux duquel il eût voulu se voir empreint, Weisfish, homme curieux et libre au sens large, est sans doute bien plus loyal quant à l'enseignement de Nietzsche dans le quotidien que nombre d'universitaires aux chemises amidonnées. Et quand même Leibel Weisfish exploiterait effrontément la considération que Nietzche aurait témoigné à l égard des juifs à ses propres fins, c.à.d pour glorifier son judaïsme à lui, il reste que la complète occultation sur ce point des spécialistes de Nietzsche, Français ou autres, est une affaire à élucider.


© Daniel Szmulewicz, 1996 - 2011

 

 

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