A l'exception de la Libye, l'Irak et la Syrie, toutes les populations civiles du Maghreb et du Moyen-Orient disposent aujourd'hui d'un accès au réseau Internet. Cependant, dans plusieurs pays de la région, dont la Tunisie, un dispositif juridique et technique a été mis sur pied pour restreindre la circulation de l'information.
La croyance largement répandue qui veut que le réseau soit, sinon impossible, difficile à contrôler, découle d'un malentendu. En réalité, c'est techniquement réalisable, et le contrôle qui en résulte est strict et efficace, fort analogue à celui de l'immigration dans un aéroport international(1).
En Tunisie, l'organisme chargé de réglementer Internet est l'ATI, l'Agence Tunisienne pour l'Internet, que préside la fille du président Ben Ali. Ladite agence contrôle la seule passerelle reliant le pays au réseau mondial, et en délègue l'accès à six fournisseurs de services nationaux, dont PlaNet et GlobalNet, qui se partagent le secteur commercial et privé.
Les directives de l'ATI affectent donc, en amont, tous les types d'utilisation et dans tous les secteurs, par exemple le blocage de sites Web jugés préjudiciables. Une liste noire donc, gardée au secret, visant, officiellement(2 ) du moins, à préserver une société traditionnelle de ces vices venus d'ailleurs la pornographie en premier lieu.
Mais que constate-t-on sur le terrain? Tout d'abord, que l'accès aux sites pornographiques se fait sans peine, ensuite et surtout, que les serveurs d'Amnesty International, Reporters sans Frontières, Human Rights Watch ou encore celui du Comité de Défense des Journalistes(3), sont systématiquement interdits d'accès.
Qu'une censure politique se dissimule sous les dehors d'une rhétorique aux accents de morale et de tradition ne doit pas étonner. Le double langage est en effet la marque de fabrique du régime de Carthage(4). Mais ce qui peut surprendre de prime abord, c'est que la censure du réseau est menée parallèlement à sa promotion.
Dès 1997, l'appareil d'Etat manifeste sa volonté d'être prêt pour «l'ère de l'information» et multiplie les efforts en ce sens: simplification de la procédure d'abonnement et réduction des coûts; financement d'un réseau de 'publinets', ces kiosques de consultation répartis sur l'ensemble du territoire. L'objectif est de rendre Internet accessible à tous et partout.
Simultanément, l'usage d'Internet est soumis à une législation spéciale(5) . Ainsi, les fournisseurs d'accès sont obligés de remettre mensuellement la liste de leurs abonnés à l'opérateur public lire l'ATI. Le contenu des sites hébergés sur les serveurs tunisiens dont le prestataire est garant ne doit pas enfreindre «l'ordre public» ou «les bonnes murs».
De plus, l'ATI applique à sa guise des mesures extra-juridiques, comme le filtrage des emails à destination de l'étranger, attesté par les nombreux délais et pertes de messages. Egalement inavoué, le verrouillage des routers(6) fournis aux entreprises tunisiennes pour empêcher le transit de l'information par des voies non autorisées.
Mais la contradiction n'est qu'apparente. Ce qui permet ce mélange de stratégie affirmative et répressive, c'est la garantie que représente le système de censure au cur de l'Internet tunisien. Mais quelle garantie précisément? Et à quel prix?
En Occident, la censure de masse est considérée comme une tare propre aux dictatures. Pourtant, au nom de la lutte contre la criminalité, ou, mieux, la sécurité d'Etat, l'introduction de nouveaux moyens de communication y a toujours été encadrée par un dispositif juridique et technique donnant aux autorités le pouvoir de surveiller, limiter ou suspendre le flux de l'information. Internet a échappé à ce cas de figure, d'où la prétendue impossibilité de le contrôler.
En réalité, sur le plan juridique, il s'agit de l'impuissance des instances nationales à réglementer un réseau mondial. Quant au plan technique, les gouvernements occidentaux, après s'être penchés sur divers schémas de censure réalisables(7), se sont résignés face aux entraves que leur intégration aurait fait subir au développement du commerce en-ligne.
A contrario, des régimes tels que la Chine, Singapoure, le Bahreïn ou les Emirats Arabes Unis, ont opté pour une censure de masse via proxy dont le principe repose sur le blocage de l'information à partir de mots-clés. A mi-chemin entre ces alternatives censure de masse ou pas de censure du tout la Tunisie, soucieuse de son image à l'étranger mais déterminée à exercer une mainmise sur le réseau, a opté pour une solution plus discrète, appelée par les spécialistes «blocage de paquets IP»(8) , et dont le fonctionnement repose sur une liste noire définissant les serveurs interdits d'accès, bloquant toutes les informations émanant de ceux-ci.
Le blocage de paquets IP est une censure discrète parce qu'elle ne s'impose pas comme telle. Ainsi, lorsque l'internaute tunisien, par navigateur interposé, demande une page sur le serveur d'Amnesty International, nul message ne vient l'avertir de l'interdiction dont la page en question fait l'objet. Simplement, la page refuse de s'afficher comme lors d'une interruption de service momentanée.
Mais le blocage de paquets IP n'est pas sans inconvénients. L'affaire Multimania, ce serveur communautaire de l'internet francophone, est instructive. En effet, on pourrait se demander comment et pourquoi il s'est retrouvé sur la liste noire de l'ATI. Certainement pas à cause des curriculi vitae ou des recettes du terroir. Si Multimania a été mis au ban, c'est parce que parmi les dizaines de milliers de pages en rien affiliées aux affaires tunisiennes, il s'en trouve une avec des articles et des liens traitant de la situation des droits de l'homme au Maghreb(9) .
C'est que le blocage de paquets IP se fait sur la base de l'adresse du serveur, et ne permet pas de discriminer le contenu hébergé sur celui-ci. On voit à quelles absurdités mène un système pareil. Mais l'absurdité n'en est pas le seul prix.
La censure n'est pas seulement l'ennemie de la libre expression, elle l'est également de l'économie. Non contente de compliquer les transactions internationales, elle induit des frais en équipement(10) mais aussi en gestion bref, elle entrave la marche de la mondialisation.
Exemple de la pression du marché sur l'état, la récente libéralisation des moyens dérivés de la cryptologie domaine réservé depuis des milliers d'années(11) aux champs d'application militaire conséquence du besoin des entreprises de protéger leurs transactions financières. Presque du jour au lendemain, la France, notoirement hostile à la libéralisation des techniques dérivées de la cryptologie, a mis fin à une législation très dure en la matière, suspendant toutes les restrictions en vigueur.
Mais que la cause de la libre expression soit servie par les forces du marché ne doit pas induire en erreur. En dépit de ce que les chantres du néo-libéralisme veulent faire croire, la situation ne résulte pas d'une complicité significative entre leur doctrine et les causes humanistes. Car la mondialisation progresse quand les états lui concèdent du terrain. L'équilibre des pouvoirs ainsi bousculé, de nouvelles menaces voient le jour, et le combat pour les libertés civiles se prolonge dans de nouveaux contextes.
Sur les neuf millions d'habitants que compte la Tunisie, on estime à dix mille le nombre de personnes connectées. Pour la majorité des Tunisiens, l'ordinateur est hors de prix et Internet un mot appris à la télévision. Mais la situation évolue rapidement.
PlaNet vise les dix mille abonnés à lui seul pour la seule année à venir, et se restructure afin de répondre séparément aux besoins du secteur privé et commercial, suivant l'évolution caractéristique du fournisseur d'accès. Le régime, quant à lui, a annoncé son intention de relier non seulement les universités et les instituts scientifiques, mais aussi les lycées et les collèges, et même les écoles primaires. De plus, il caresse la vision de servir de plateforme Internet pour l'Afrique.
Ces ambitions ne pourront être réalisées sans modifications de la politique de l'ATI. Déjà, l'article 11 du décret Internet, promulgué le 22 mars 1997 et bannissant tout usage dérivé de la cryptologie, est en porte-à-faux par rapport à la réalité sur le terrain, étant donné que les navigateurs Netscape ou Explorer, utilisés en Tunisie comme partout ailleurs, permettent les transactions sécurisées(12).
Au Maroc, en Algérie, en Egypte, en Jordanie, au Liban ou au Koweit, l'expression en ligne échappe aux restrictions valant pour la presse écrite. En Tunisie, où la presse indépendante quasi-inexistante est sous pression continue(13), le défi Internet a été relevé par une bureaucratie d'état performante et zélée, qui a trouvé les moyens pour le moment d'étendre la censure à l'outil de «l'ère nouvelle».
Avec un peu d'effort et une certaine habileté technique, l'internaute avisé peut déjouer la censure de l'ATI. Mais le recours aux astuces(14) n'est guère qu'une solution d'urgence pour les militants et opposants menacés par le pouvoir.
Tant que les indicateurs de croissance seront au beau fixe, ni l'opposition ni les pressions des organismes humanitaires internationaux ne feront changer d'habitudes un régime qui sait exploiter l'image de son succès. Pourtant, sauf rééquilibrage de sa double stratégie, le pouvoir tunisien, pour la première fois, risque l'isolement au sein de la communauté internationale. Celle-ci lui reprochera moins le manque de libertés civiles octroyées aux internautes tunisiens que les entraves posées au commerce en-ligne.
1 - Dans l'esprit de cette comparaison, une passerelle Internet représente un aéroport international; un paquet IP représente le passager; l'en-tête du paquet, avec les adresses de destination et de provenance, représente son passeport; enfin, l'agent de l'immigration représente un router.retour
2 - Dans une lettre-réponse des autorités tunisiennes à une enquête de Human Rights Watch, étudiant la question de la censure sur Internet au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, http://www.hrw.org retour
3 - «Committee To Protect Journalists», groupe américain dressant une liste des «ennemis» de la liberté de la presse. Depuis deux ans, le président Ben-Ali y figure en bonne compagnie. Http://www.cpj.org retour
4 - Lire «Les deux visages de la dictature en Tunisie», Bruno Callies de Salies, Le Monde Diplomatique, octobre 1999 et «Les femmes, alibi du pouvoir tunisien», Luiza Toscane et Olfa Lamloun, Le Monde Diplomatique, juin 1998 retour
5 - Il s'agit du décret Internet, datant du 22 mars 1997, suivant de peu un décret plus général sur l'ensemble des télécommunications. Ces derniers sont à leur tour sujets au code de la presse, réglementant ce qui peut être dit ou publié. retour
6 - Le router est un ordinateur dédié, qui a pour tâche de faire transiter les paquets IP par la voie la plus rapide ou la moins chère. retour
7 - Par exemple, le rapport «Blocking Content on the Internet: a Technical Perspective», préparé par des scientifiques pour les autorités australiennes. retour
8 - Le paquet IP est l'unité de base pour l'information circulant sur Internet. retour
9 - Ces pages ont été à l'origine hébergées par Mygale, serveur pionnier de l'hébergement gratuit français, et peuvent être consultées aujourd'hui via le site du Maghreb des droits de l'homme, http://www.maghreb-ddh.sgdg.org retour
10 - Cf. l'affaire de la puce «Clipper» et l'échec des instances fédérales américaines à l'imposer aux fabricants. retour
11 - De nombreuses civilisations utilisaient les cryptogrammes dans la communication militaire. Le cryptogramme dit de César est encore utilisé à titre pédagogique dans la science de la cryptologieretour.
12 - Le protocole SSL, secure sockets layers, incorporé par défaut dans les navigateurs courants, est une application de la cryptologie à clefs publiques. retour
13 - Lire «Les libertés envolées de la Tunisie», Hamed Ibrahimi, Le Monde Diplomatique Février 1997. retour
14 - http://www.ijs.co.nz/proxies3.htm retour