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Le revenu d'existence

Plus réalisable que jamais, le revenu d'existence peine à faire sa place dans le débat national.

Le 7ème congrès du BIEN(1), qui sur le plan européen est l'événement le plus important autour du revenu d'existence, vient de s'achever à Amsterdam. Si les spécialistes se fédèrent en son nom, le revenu d'existence n'en demeure pas moins boudé au sein des débats nationaux. Hormis quelques formations(2) politiques minoritaires, personne ne s'y intéresse sérieusement.

Pourquoi cette impopularité? Certainement pas en raison d'académisme. Le revenu d'existence se résume du reste en une phrase: verser une allocation de subsistance à chaque citoyen(3), et cela de manière inconditionnelle. Mais c'est que le concept(4) s'inscrit dans une vision nouvelle de la société. Sa portée est étendue, chamboulant des notions qui sont au fondement de l'organisation actuelle. Le débat autour du revenu d'existence force la réévaluation du travail, de l'assistance publique et du partage des richesses. C'est précisément cela qu'on ne lui pardonne pas.

Travail

Le revenu d'existence libère le travail de son impératif marchand: un travail ne doit pas être rémunéré pour être considéré comme tel. Est travail tout ce qui fait vivre, au sens large du terme(5). Le revenu d'existence peut être considéré comme un subside à l'emploi, mais au lieu d'être versé à l'employeur, il est versé directement à l'employé.

Son objectif est de délester le temps plein de son poids et de sa rigidité, et de légitimer les activités multiples, culturelles ou encore, bénévoles. Il est entendu que l'individu qui n'est plus contraint d'accepter n'importe quel travail à n'importe quelle condition sera plus sensible à l'autogestion, aux initiatives coopératives, à l'entraide de proximité.

Le revenu d'existence inaugure la fin de la séparation, factice et fâcheuse, entre la population active et le reste: les chômeurs, exclus ou autres imperfectibles. Tout le monde étant bénéficiaires de l'allocation, c'est l'aspect méritoire du salaire qui s'en trouve réduit. L'activité redevient ce qu'on choisit par et pour lui-même, renouant avec sa dimension émancipatrice.

Assistance publique

Le revenu d'existence signifie la fin de l'état Providence. La notion d'assisté elle-même devient obsolète, puisque le problème du coût de la vie ne se pose plus. D'autre part, l'abolition des allocations de situation signifie la fin d'une bureaucratie qui, suivant les pays, ne fonctionne guère ou alors de mauvaise foi. L'appareil d'assistance, légiféré à outrance, humilie et stigmatise les demandeurs d'aide. Le revenu universel lui substitue un droit inaliénable, celui de ne jamais manquer de moyens pour vivre et contribuer à la communauté humaine, à laquelle chacun participe de fait.

Partage des richesses

Différentes formules de financement sont proposées pour la matérialisation du revenu d'existence. Nombreuses et parfois complexes, elles s'échaffaudent par paliers. Certaines propositions prônent des réformes de l'économie de marché, d'autres aucunement, comme la proposition de Yoland Bresson(6) qui fait appel aux banques.

Mais au-delà des considérations techniques, il y a la volonté de répartir les richesses autrement. Aujourd'hui plus que jamais, un volume croissant de richesses est produit avec un volume décroissant de capital et de travail. Les technologies nouvelles accentuent encore cette surcapacité à produire. Mais dans une société qui anéantit la rareté, perfectionne ses moyens de production et libère du temps de travail, principale richesse des hommes, on est en droit d'exiger l'aplanissement des disparités sociales. Or, c'est l'inverse qui se produit.

La mondialisation et la volatilité des capitaux ont rendu inefficaces les prélèvements traditionnels sur les sociétés, érodant l'assiette fiscale et paralysant les gouvernements. Il est évident que le revenu d'existence ne verra pas le jour sans des réformes sur la taxation. Ce sont les taxes dites globales qui se font le plus attendre. Comme par exemple la taxe Tobin(7), la taxe unitaire sur les bénéfices, ou encore la taxe sur les investissements directs à l'étranger, qui toutes peuvent servir à réaffirmer et garantir le primat du politique sur le capital.

Résistance culturelle

Si le progrès est un chapitre dans l'aventure humaine, il devrait être lu par tous. Cependant, ce sont souvent ceux-là même qui en tireraient le plus parti qui s'y opposent le plus farouchement. Les objections que l'on fait à l'instauration d'un revenu d'existence s'appuient sur la morale. L'éthique de l'effort, la vertu de la douleur ou encore la notion de réciprocité relèvent d'une conception puritaine du labeur, profondément ancrée dans les mentalités.

Pourtant, l'idée n'est pas nouvelle. Déjà au 16ème siècle, des scolastiques, tels que Thomas More mais surtout Juan Luis Vives(8), développaient des concepts proches du revenu d'existence. C'est néanmoins au XXème siècle(9) que celui-ci se défait de ses motivations caritatives, et qu'il s'articule en termes claires et consistants.

Aujourd'hui, dans le monde académique, le revenu d'existence a atteint la maturité, et partage la grâce des idées simples et efficaces. En réalité, son élégance joue contre lui. Il ne trouve pas preneur. Comme si modernité rimait avec complexité. On le modère, on le pervertit. De nombreuses initiatives de type workfare ou taxation négative disent parfois s'en inspirer, mais, comme André Gorz(10) l'a souligné, c'est l'inconditionnalité et la suffisance du revenu d'existence qui seules sont garants de son succès.

Les partisans du revenu d'existence rêvent parfois d'un porte-parole charismatique, un politicien ou un parti surdoué, digne de la tâche et son enjeu. Or, les réformes radicales ne passent jamais entières par la moulinette du jeu parlementaire. D'où des projets de loi bâtards, au départ animés de bonne foi, finissant à l'arrivée par aggraver l'injustice sociale.

Seul lorsque la population pris dans son ensemble sera convaincue du bien fondé du revenu d'existence, ce dernier aura une chance d'aboutir. Mais si il existe des solutions aux problèmes de l'exploitation, l'appropriation et le partage des ressources naturelles, qu'il en soit ainsi pour les ressources intellectuelles reste à voir.


© Daniel Szmulewicz, 1996 - 2011

1- BIEN: Basic Income European Network. Organisme de coordination et de promotion pour le revenu d'existence. Le congrès s'est tenu le 10 au 12 septembre 1998. Plus de quarante contributions traitant des divers aspects du sujet ont été présentées par des sociologues et économistes européens. A consulter sur internet: http://www.econ.ucl.ac.be/etes/bien/BIEN'sNextConference.html retour

2 - Comme le parti belge Vivant, qui en a fait le thème central de son programme électoral. La réforme fiscale qu'elle préconise à cet effet consiste à abroger l'impôt sur le salaire et augmenter les taxes sur la consommation (TVA). Sur internet: http://www.vivant.be retour

3 - Depuis la naissance jusqu'à la mort. C'est la dimension perpétuelle du revenu d'existence, mais pas tous les spécialistes la reconnaissent. retour

4 - Connu aussi sous d'autres dénominations, dont le revenu de base, l'allocation universelle ou le revenu de citoyenneté. retour

5 - Comme l'espoir, en somme. retour

6 - Le Monde Diplomatique, février 1994, pages 10 et 11. Avec Henri Guitton, Yoland Bresson est le co-fondateur de AIRE - association pour l'instauration d'un revenu d'existence. retour

7 - Taxe sur les transactions transnationales, le marché des changes en somme. James Tobin, professeur d'économie à l'université de Yale, lauréat du prix Nobel en 1981, est un partisan farouche du "demogrant", l'équivalent américain du revenu de base.

C'est en France qu'a vu le jour ATTAC (Action pour une taxe Tobin d'aide aux citoyens), une association à vocation internationale. Sur Internet: http://attac.org retour

8 - Juan Luis Vives, 1492-1540, est né à Valence dans une famille de juifs convertis. Il étudie à la Sorbonne et enseigne aux universités de Louvain et Oxford. En 1526, dans un mémoire adressée au maire de Bruges, il argumente la nécessité de l'instauration d'un revenu minimum pour les pauvres.

Ce texte, "De Subventione Pauperum, Sive de humanis necessitatibus" a été traduit en français: "De l'Assistance aux pauvres", Bruxelles: Valero et Fils,1943, 290p. retour

9 - Lire Dennis Milner's "Higher Production by a Bonus on National Output. A proposal for a minimum income for all varying with national productivity". Londres: George Allen and Unwin, 1920, 127p. retour

10 - "Misères du présent, Richesse du possible", Galilée, page 137 retour


© Daniel Szmulewicz, 1996 - 2011

 

 

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