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Les néo-ruraux de Mesnil-l'Eglise

Une communauté engagée s'invente au quotidien

Les membres de la communauté de Mesnil-l'Eglise n'affichent aucune idéologie collective, ne poursuivent aucune utopie sociale, et se préservent pour le reste de toute mise en boîte hâtive. Difficile, dans cette situation, de dire de quoi est faite la collectivité. Seule excentricité sémantique tolérée, l'appellation "néo-rural". Néo, parce qu'elle ne se penche sur aucun modèle préexistant. Rural, parce que ses membres ont choisi la campagne, et que la cité, polluée et policée à outrance, leur est devenue insupportable.

L'histoire de la communauté commence il y a vingt ans, quand Bernard D., soixante-huitard, artiste(1) et savant-fou, décide de s'installer dans l'ancienne école du village. Séduit par la beauté sauvage de la région, et tout particulièrement par le ciel de Mesnil, panoramique, où l'on a l'impression 'd'y être suspendu', Bernard D. fait venir ses amis.

Ils découvrent un village à moitié éteint, portant les marques d'un lent et difficile exode vers les villes. Mais le lieu fait rêver, et pour certains, c'est le coup de foudre.

Petit à petit, le groupe de néo-ruraux croît. Le fossé culturel qui sépare celui-ci des 'natifs', petits agriculteurs et éleveurs, est de plus en plus apparent. Désireux de s'intégrer, ou du moins de s'entendre, les 'étrangers' réfléchissent aux moyens de cristalliser des liens possibles autour d'activités communes. Après quelques tentatives de rapprochement infructueuses, ils se souviennent que la fête est l'élément fédérateur par excellence.

Ainsi, sous le couvert d'un comité des fêtes 'mixte', ils déterrent des oubliettes un rite païen de la région, la fête du Feu, et le réactualisent. Traditionnellement, cette célébration annonçait la fin de l'hiver, et conjurait des récoltes abondantes pour la nouvelle saison. Au sommet d'un bûcher, on accrochait le 'bonhomme hiver', qu'on brûlait au cours d'une veillée autour de l'immense brasier. Aujourd'hui(2), les Mesnilois brûlent des pantins rigolos, caricaturaux... Cette année, à la joie des enfants, ce fut le tour à un dompteur de lion aux airs méchants de sombrer dans les flammes.

Entre la communauté native et nouvelle, c'est le dégel. D'autres activités 'mixtes' voient le jour, tel l'atelier théâtre chaque vendredi soir, prolongeant, asseyant l'entente au village. Cependant, on s'interroge sur le projet communautaire. Où commence-t-il? Où se termine-t-il? Au-delà d'un certain point, évidemment, les expressions individuelles ne coïncident plus. Bernard est dans le solaire, Marc s'adonne à la culture biologique, Olivier bâtit en terre-paille un prototype de gîte de randonnée, Werner conçoit des projets multimedia, Kristel réinvente la dinanderie(3), Françoise élève ses enfants...

Dans une optique sociologique, la communauté des néo-ruraux de Mesnil-l'Eglise est du type coopératif(4). Le lien entre ses membres n'est ni un fait constitutif, déterminé dès la naissance, ni un fait institué ou contractuel. Ses membres sont liés par la solidarité du collectif, vécue, concrète. C'est elle qui assure la qualité du lien qui, s'il devait être codifié, se perpétuerait sans faire appel à la bonne volonté, l'engagement et l'adhésion affectifs des membres. Toutefois, ils aimeraient bien voir se réaliser des idées en l'air depuis quelque temps. Une maison du peuple, par exemple, ou un système de car-sharing pour emmener les enfants à l'école, ou encore un SEL pour suppléer la monnaie nationale dans les nombreux échanges de services qui se font au sein du village.

A ces frustrations s'ajoute celle du rapport difficile avec les autorités municipales. Combien de fois n'a-t-on pas essayé de convaincre celles-ci de l'urgence d'aménager des dos d'ânes sur les voies, seul moyen efficace pour limiter la vitesse et éviter les accidents sur des chaussées où les enfants circulent et jouent à souhait?

C'est que les Mesnilois ont plusieurs longueurs d'avance sur les politiques. En Belgique, et particulièrement dans cette région déclarée sinistrée, il n'est pas facile de faire bouger les choses. Mesnil n'échappe pas aux moments de lassitude, de torpeur. Mais l'affaire de Baronville a prouvé que la morosité de leurs concitoyens n'y est pas de mise. Son enjeu est la reconversion d'une base militaire en dépotoir pour déchets nucléaires. Ironie suprême: les élus régionaux sont les instigateurs de l'initiative. La population, traumatisée par le long et inéluctable déclin de la région, jadis haut-lieu du Borinage wallon, semble accepter ce projet comme un coup du sort.

C'est donc dans l'abrutissement général que les néo-ruraux se démènent pour mobiliser les esprits. Sous le couvert d'un comité citoyen de défense, ils demandent un référendum. La commune, embêtée, leur accorde une 'consultation populaire', c'est-à-dire un scrutin qui n'a pas force de loi, un simple sondage de la préférence citoyenne. De plus, elle s'arrange pour que la date du scrutin tombe le premier jour des vacances, pariant sur l'absence de la population active. D'autant plus que son principal argument est la relance de l'emploi. D'où cette sournoise formulation soumise au peuple: 'Etes-vous favorable à l'intégration d'un dépôt de déchets faiblement radioactifs dans un projet de reconversion globale de la base militaire de Baronville, qui garantit le développement d'autres activités de type économique, industriel, touristique et de recherches?'

Les Mesnilois, comprenant qu'il fallait jouer la carte de l'emploi, font une contreproposition: reconvertir la base militaire en champignonnière, et créer un nombre d'emplois plus important encore. Une campagne de conscientisation est entreprise à travers une série de manifestations: action sauvage, fête populaire, conférence de presse, distribution de tracts et de champignons, projection de films documentaires. Tous les moyens sont utilisés. Les médias s'en mêlent, ainsi que les ONG, dont Greenpeace, fournissant une aide logistique.

Le résultat de cette campagne énergique s'avère payant. Le jour du scrutin, 87% des sondés s'exprime contre l'option nucléaire. Battue, la commune retire son projet. A Mesnil, on fête la victoire, et l'on se met à rêver au beau milieu des champs de colza. Et si le combat continuait?

1- Mass Moving, mouvement d'art éphémère des années 60. A leur actif, entre autres, un lancer de papillons dans les métros de Tokyo et Paris, l'impression d'iconographies sur le bitume à Londres et Amsterdam. Le mouvement se dissout de sa propre volonté, et procède à un autodafé afin d'empêcher toute récupération ou falsification sur le tard. retour

2 - Cfr. 'La Fête du Feu', film en préparation de Karen Bellemans. retour

3 - Artisanat comparable à l'orfèvrerie. En voie de disparition, cette spécialité de la ville de Dinant connut son heure de gloire au moyen-âge. retour

4 - A ne pas confondre avec les unités d'autogestion, de caractère économique. Pour une discussion des communautés coopératives, voir A. Gorz, "Misères du Présent, Richesse du Possible", pp 185-191. retour


© Daniel Szmulewicz, 1996 - 2011

 

 

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